“Lettre à ma fille” de Maya Angelou : mémoires d'une combattante | Les Inrocks (2024)

Maya Angelou fut l’une des voix les plus singulières et radicales de l’Amérique, luttant sans relâche pour la dignité des Noirs et des femmes. Au moment où sort en France son autobiographique Lettre à ma fille, son ami Russell Banks, l’auteur Léonora Miano ou Christiane Taubira, profondément marqués par “la femme phénoménale”, témoignent.

Washington D.C., devant leCapitole, 20janvier 1993. Une femme d’une soixantaine d’années, africaine-américaine, manteau noir faisant ressortir le ruban symbole de la lutte contre le sida qu’elle y a punaisé, monte sur l’estrade. L’émotion peut se lire sur son visage. “Unrocher, une rivière, un arbre, commence-t-elle… Voici l’impulsion d’un jour nouveau.” Maya Angelou récite son poème Lorsque le matin frémit pour l’investiture de Bill Clinton, nouveau président des Etats-Unis.

Figure iconique du combat des Noirs américains, Angelou était surnommée “la femme phénoménale”, d’après le titre d’un de ses poèmes, tant elle eut de vies, multiples, intenses. Elle fut notamment danseuse, chanteuse, actrice, réalisatrice, militante, écrivaine surtout. “Des mots si puissants qu’ils ont conduit une petite fille noire des quartiers pauvres de Chicago jusqu’à la Maison Blanche”, disait d’elle Michelle Obama, amie de longue date, lors de sa disparition en2014. Longtemps marginalisée par la culture dominante, qui lutta contre elle sans relâche, Angelou est aujourd’hui enseignée au lycée, mise en chanson par Ben Harper ou Janet Jackson, adulée comme une pop-star.

Fille imaginaire

La France commence juste à réaliser son importance. Lettre à ma fille paraît ce mois-ci et vient s’ajouter à ses cinq livres déjà traduits. “Derrière lanotoriété demeurent le poète et l’écrivain dont les confessions restent bouleversantes, estime le romancier Dinaw Mengestu en préface du livre. Contre la société, contre les préjugés d’un temps pas si lointain, elle a pris tous les risques.”

Elle y écrit à cette fille imaginaire qu’elle n’eut jamais. “Tu liras ici les Mémoires d’une enfant qui grandit, des situations d’urgence, extrêmes, inattendues, quelques poèmes, des histoires légères pour te faire rire et des histoires graves qui te feront penser.” Des leçons de vie, aussi belles et riches d’enseignement que ses livres précédents, mais avec en outre le recul sur l’existence d’une femme de 80ans qui voit lesrêves d’une vie d’engagement se réaliser avec l’élection d’un président noir, en même temps que ses pires cauchemars pointer à l’horizon –violences raciales, inégalités de plus en plus criantes, etc.

“Comment en sommes-nous arrivéslà ?”

“Comment en sommes-nous arrivéslà ? A quel moment avons-nous abandonné notre désir de haute autorité morale à ceux qui salissent le paysage national de propos vulgaires et d’hypothèses grossières ?” On ne pourrait mieux dire pour définir l’actualité la plus brûlante.

Un hommage lui était rendu le 10octobre au Théâtre de l’Odéon, à Paris, avec notamment les écrivains Russell Banks et Léonora Miano, la réalisatrice Rita Coburn-Whack et un entretien vidéo de Christiane Taubira. Une occasion de revenir avec eux sur sa vie et son œuvre. Maya Angelou est née à Saint-Louis, Missouri, mais dès ses 3ans ses parents, trop pauvres pour l’éduquer, l’emmènent vivre avec son frère chez leur grand-mère dans l’Arkansas. Un Etat du Sud dans lequel les Noirs sont considérés comme moins que rien. “Ma vraie naissance au monde, à Stamps, vint de cette continuelle lutte contre la condition de vaincus qui y régnait.”

Une statue de Giacometti

A7ans, elle est violée par le compagnon de samère. Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage raconte le drame, avec une précision et une distance admirables, sans jamais recourir au pathos. Lagentillesse de son agresseur, ses grognements et borborygmes, la culpabilité qu’elle ressent face à l’acte. “Ce fut l’un des livres les plus censurés au monde quand il parut en 1969, rappelle Rita Coburn-Whack, auteur du beau documentaire Maya Angelou – And Still I Rise. Il faut réaliser le scandale que cela représentait, àl’époque, d’écrire sur un tel sujet.”

Devenue une jeune femme d’une beauté à couper lesouffle, elle chante dans les clubs de New York. Lefilm de Coburn-Whack la montre pieds nus, corps souple, majestueux, performant ses compositions sur scène. Une statue de Giacometti. Mais parfois, lesfailles du passé resurgissent, comme cet amant jaloux qui la laissa pour morte après l’avoir tabassée, épisode raconté dans Lettre à ma fille.

“Lettre à ma fille” de Maya Angelou: mémoires d'une combattante | Les Inrocks (1)

Un jour, pensant à l’avenir forcément sombre de son fils de 8ans dans un pays raciste, elle songe à se tuer. Son ami Willie lui ordonne: “Assieds-toi à cette table, prends ce stylo à bille et écris sur ce bloc les bienfaits de la vie. Ecris ‘Je peux entendre, grâce à Dieu’ et pense aux millions de gens qui ne peuvent pas entendre une chorale, une symphonie ou leur enfant pleurer…” “Cette journée s’est passée il y a plus de cinquanteans, se souvient-elle dans le livre. Depuis j’ai écrit plus de vingt-cinq livres, des poèmes, des pièces de théâtre et des discours, tous rédigés d’abord au stylo à bille sur un bloc de papier jaune.”

Elle travaille pour Martin Luther King et MalcomX

A la fin des années 1950, elle s’exile à Paris pour participer au Harlem Renaissance, ce mouvement littéraire et culturel de l’entre-deux-guerres que des expatriés africains-américains, libres en France quand ils sont encore des sous-citoyens outre-Atlantique, perpétuent.

Elle y rencontre celui qui va devenir son frère et son mentor, “Jimmy”, James Baldwin. Pendant ce temps, “avec Rosa Parks et les autres Sudistes, l’Amérique était en passe de faire son saut quantique dans l’avenir”, comme elle le dit joliment. Retour à New York. Elle travaille pour Martin Luther King et MalcomX, aide l’un puis l’autre à préparer conférences, manifestations, discours. Deux positions a priori irréconciliables, lepacifisme d’un côté, l’activisme radical de l’autre ; deux amis proches pourtant, assassinés tour à tour. Le4 avril 1968, jour de son anniversaire, le pasteur King est abattu sur lebalcon de son hôtel. Elle décide ce jour-là de publier ses écrits.

Raconter sapropre histoire, mais en se considérant soi-même comme un personnage

“En écrivant son histoire, elle a raconté son pays”, estime Léonora Miano. La romancière franco-camerounaise définit le style d’Angelou comme du “blues biography”, ce type de récit autobiographique inventé par James Baldwin, qui fait appel à des procédés littéraires comme la métaphore ou laparabole pour renforcer le propos. Raconter sapropre histoire, mais en se considérant soi-même comme un personnage.

Dans son entretien filmé et projeté à l’Odéon, Christiane Taubira évoque pour sapart le “lyrisme du quotidien de Maya Angelou, beau, simple, clair, accessible”. Cette capacité à écrire avec des mots simples les choses les plus dures, délicates ou taboues, afin de sensibiliser le plus grand nombre aux vérités brutales de la misogynie et du racisme. Uneœuvre poétique aussi, incantatoire, rythmée comme du jazz, qu’elle déclame lors de performances mémorables. Du slam avant la lettre, qui valut à son auteur d’être nommée pour les plus grands prix littéraires américains (Pulitzer, National Book Award).

Quête des origines

Loin des grands discours, les pages les plus touchantes de Lettre à ma fille racontent ses erreurs et égarements. Ce petit déjeuner dans un aéroport au début des seventies. Elle commande une omelette, patiente une demi-heure, se convainc qu’on refuse de la servir en raison de la couleur de sa peau. “Ma sœur, prépare-toi à finir la journée en prison, dit-elle à uneamie avant d’appeler la serveuse. ‘Non, madame, cen’est pas cela, c’est juste que le chef n’avait pas de gruau.”

Il y a aussi la naïveté des Africains-Américains partis comme elle en quête de leurs origines en Afrique, son séjour au Ghana qui lui inspirera un de ses livres, Un billet d’avion pour l’Afrique. “A leur arrivée à l’aéroport d’Accra, certains espéraient que les douaniers leur tendraient les bras, que les porteurs crieraient ‘Bienvenue !’ Or notre arrivée n’avait pas grand impact, sinon sur nous-mêmes.”

Russell Banks se souvientde leur première rencontre comme si c’était hier: “C’était en 1982. J’enseignais à l’époque à New York. Une amie et collègue m’emmena dans cette maison où elle retrouvait ses amies auteurs africaines-américaines. Maya m’intimida d’abord, elle était plus grande que moi, avait cette façon de vous regarder en face, intensément. On se mit à danser.Ces femmes avaient vingt ans de plus que moi. Elles sortaient le whisky, mettaient un poulet au four, de la musique et tout le quartier rappliquait. L’ambiance de cet endroit, cesécrivaines travaillant ensemble, lisant les manuscrits les unes des autres, c’était quelque chose d’extraordinaire.”

Un langage universel

1993, South Central, sud de Los Angeles. Angelou joue une scène dans Poetic Justice, du réalisateur John Singleton (Boyz N the Hood). Sur le tournage, tout le monde s’est arrêté de travailler pour observer cejeune homme qui s’égosille contre l’équipe. “Si ces enculés croient que…” Elle le prend à part, loin des caméras. “T’a-t-on déjà dit que tu es la prunelle de nos yeux ? Que plusieurs générations ont versé leur sang pour que tu puisses en arriver là ?” Il se met à pleurer. Elle ne sait pas qu’elle vient d’adopter un nouveau fils et admirateur: le rappeur Tupac Shakur.

Interrogé sur l’héritage d’Angelou, sa pertinence pour notre présent, Banks évoque cette remarque qu’elle lui fit, à laquelle il pense désormais chaque jour. “Une phrase très simple: quand je dis ‘Je’, je veux dire ‘Nous’. Je crois que c’est l’axiome des écrivains africains-américains –cette histoire qui part des humiliations vécues par des individus pour devenir la grande histoire d’une émancipation et de tout un pays.” Un “nous” qui est aussi celui des femmes, le passage du privé au public comme cheval de bataille du féminisme. Un “nous”, enfin, qui “englobe toute l’humanité”, affirme Banks.

L’œuvre de Maya Angelou est, par sa simplicité et sa grâce, un langage universel. Au crépuscule de savie, elle écrivait: “Je suis convaincue que la plupart d’entre nous ne grandissent pas. On apprend à se garer, à rembourser ses cartes de crédit, on se marie, on ose avoir des enfants et on appelle cela grandir. Or, nous nous contentons de vieillir. Nous accumulons les années dans notre corps, sur notre visage, mais, au vrai, dans notre chair demeure l’enfant que nous étions, innocent et timide comme un soupir.”

Lettre à ma fille (Notablia, Les Editions Noir et Blanc), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle Robicquet, préface de Dinaw Mengestu, 140pages, 15 €

et aussi Un billet d’avion pour l’Afrique (Le Livre de Poche), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, 264 pages, 6,60 € ; Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage (Le Livre de Poche), traduit de l’anglais(Etats-Unis) par Christiane Besse, 305 pages, 7,10 €

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Author: Corie Satterfield

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